Suite ... Mission possible

En 1993, je jette à cette occasion les bases de trois réflexions sur les changements systémiques, c'est-à-dire sur les changements qui appellent des transformations simultanées situées sur des registres très différents.

La première est ce que j’ai appelé la différence des constantes d’inertie ou la théorie des décalages : dans un monde complexe tout n’évolue pas à la même vitesse ; depuis une centaine d’années, les évolutions scientifiques, techniques, économique, sont devenues beaucoup plus rapides que l’évolution des systèmes conceptuels et des grandes institutions ; dès lors, nous pensons demain avec les idées d’hier et nous voulons gérer demain avec les institutions d’avant-hier. Cette idée se retrouvera dans tous mes ouvrages ultérieurs comme clé de lecture essentielle des réalités de ce début de 21ième siècle.

La seconde idée concerne le double fonctionnement de nos sociétés, à court terme et à long terme. A court terme, dans l’analyse du quotidien, ce sont les éléments de cohérence et de stabilité qui frappent : la première exigence en effet d’un système complexe est de s’autoréguler en restant dans son domaine de viabilité. Mais, quand on regarde à long terme, c’est au contraire les facteurs d’évolution qui deviennent les plus déterminants : un système complexe, en particulier une société, ne peut plus survivre qu’en s’adaptant. Cette dialectique de la stabilité de l’évolution, indispensable à la vie, m’a également servi de guide constant dans les analyses ultérieures.

Enfin, troisième idée, toute stratégie collective globale repose sur une dialectique de la diversité et de l’unité : diversité des sociétés et des domaines d’action ; unité de la stratégie d’ensemble. C’est là que sont jetées les bases de la méthodologie future de l’Alliance. La diversité y est incarnée selon trois dimensions canoniques : diversité des lieux et des espaces géoculturels ; diversité des milieux ; diversité des thèmes. C’est ce qui donnera lieu à ce que, dans le cadre de l’Alliance, nous avons appelé les trois « voies » : la voie géoculturelle ; la voie collégiale ; la voie thématique.

 

Le mardi est consacré à la science et le chapitre est intitulé : la science est-elle encore au service de la liberté ?

En tant que scientifique, ces questions me taraudent depuis longtemps. Dans la plate-forme pour un Monde Responsable et Solidaire, nous nous demandons d’ailleurs comment l’économie de marché d’un côté et le développement scientifique de l’autre, dont la vocation était d’offrir à l’homme de nouveaux espaces de liberté, ont pu progressivement devenir de nouveaux noms du destin : la globalisation économique présentée comme un fait irréversible ; le progrès de la science présenté comme une dynamique irrésistible. Or, au cours des dernières décennies, science et liberté, science et démocratie, ont divorcé. En outre, le type de sciences qui s’est imposé comme le modèle de LA science est une science de laboratoire, inspirée des triomphes de la science physique puis de la biologie moléculaire. Mais c’est une démarche scientifique parmi d’autres et particulièrement mal adaptée en outre à ce que j’ai appelé les « systèmes bio-socio-techniques » que sont nos sociétés : des systèmes où se combinent les logiques propres du fonctionnement des écosystèmes, du fonctionnement social, culturel, économique et politique de nos sociétés, et du développement de systèmes techniques qui ont acquis une dynamique quasi autonome. L’approche de ces systèmes complexes relève d'une tout autre démarche scientifique fondée sur l’analyse comparative entre des situations. C’est de cette d’analyse comparative qu’il faut dégager des éléments de stabilité non dans des corrélations entre facteurs mais dans des configurations structurelles. C’est la base de toutes les démarches fondées sur l’échange d’expériences que nous avons promu depuis le milieu des années 1980. A partir du constat du divorce entre sciences, liberté et démocratie, et du constat d’inadaptation de nos modèles scientifiques aux réalités nouvelles, je dégage un certain nombre de perspectives qui donneront progressivement naissance aux partenariats actuels de la Fondation.

 

Le mercredi est consacré à l’Etat. Le chapitre est intitulé : l’Etat est-il capable d’évoluer.

Les années 1990 sont celles du triomphe du consensus de Washington. On admet implicitement que les Etats sont incapables d’évoluer et cette incapacité est la justification ultime des politiques de privatisation promues par les institutions financières internationales. Or, tant mon expérience administrative que les leçons tirées des différents partenariats engagés par la Fondation depuis 1982 montrent qu’il faut repenser en profondeur les rapports entre l’Etat et la société. Pourquoi n’y parvient-on pas ? Parce que les fonctionnaires seraient par nature incapables d’évolution ? Mon expérience m’a convaincu du contraire. L’explication est donc à chercher ailleurs : dans l’incapacité des élites politiques à définir clairement les objectifs d’une stratégie de changement et plus encore à assumer la continuité d’une stratégie de changement de longue haleine. Cette tension fondatrice entre la durée des mutations et une démocratie qui construit les temporalités à partir des échéances électorales me paraît au cœur de la crise de la démocratie. Toutes ces idées seront reprises et développées longuement dans les livres ultérieurs sur la gouvernance.

 

Le jeudi est consacré à l‘exclusion sociale. Il porte lui aussi un titre évocateur : les riches ont-ils encore besoin des pauvres ? Et, à cette question, je tends à répondre non.

La Fondation, depuis 1990 et sur la base de l’expérience acquise antérieurement, a engagé un programme de lutte contre l’exclusion sociale. Il ne s’agit plus de réaliser des projets ponctuels de réduction de la pauvreté, qui sont souvent autant de cautères sur des jambes de bois, mais de repenser la nature même de l’exclusion sociale dans nos sociétés. Ma thèse est que l’explication classique de la pauvreté par l’exploitation des uns par les autres ne tient plus, ou du moins n’occupe plus la même place qu’il y a un ou deux siècles. Nous sommes entrés dans des systèmes techniques nouveaux où la technologie est en mesure de remplacer le travail humain pour bien des activités. Ce qui menace les pauvres ce n’est plus avant tout l’exploitation, c’est le renvoi dans le néant d’une non-existence sociale. Et j’explore les solutions apportées à cette nouvelle configuration de nos sociétés.

 

Le vendredi est consacré à la paix et intitulé : peut-on construire un art de la paix ?

Les réflexions qui y sont exposées sont le fruit du programme « art de la paix » que nous avons lancé à la Fondation en 1990. Je partais de deux observations historiques : les peuples qui gagnent une guerre, en particulier une guerre civile, perdent la paix qui suit. Il existe deux mots pour écrire l’art de la guerre : la polémologie, qui est l’art d’analyser les conflits, et la stratégie, qui est l’art de conduire les armées. De façon significative, les deux termes équivalents « irénologie » et « irénagie » n’existent pas pour qualifier un art de la paix.

Or la raison pour laquelle les peuples qui gagnent une guerre civile perdent la paix qui suit, en Algérie ou au Vietnam par exemple, est terriblement évidente : les vertus nécessaires pour gagner la guerre - simplisme, cloisonnement, hiérarchie inconditionnelle, refus de compromis - sont exactement antagonistes des vertus pour gagner la paix. Or, il est bien difficile, en particulier dans les guerres civiles à forte composante idéologique, de renvoyer l’armée dans les casernes pour redonner le pouvoir aux civils une fois la paix conclue.

A partir de là, s’est affirmée la volonté de contribuer à la construction progressive d’un art de la paix. Cet effort se poursuit en 2006 avec la création d’une alliance internationale d’artisans de paix et d’un site ressource consacré à l’art de la paix (www.irenees.net)

 

Le samedi est consacré au fonctionnement des institutions et titré : peut-on gouverner les machines institutionnelles ?

André Talmant disait souvent « je ne veux pas que ma chaise pense à ma place ». Il entendait par là la nécessité de résister à se laisser guider, dans ses comportements et ses pensées, par sa position institutionnelle.

La logique « naturelle » de fonctionnement des institutions, dont les ressorts sont parfois apparents – les structures et les règles – et le plus souvent implicites ou dissimulés – la culture, le rapport au temps et à l'espace, le cursus caché des agents et les critères de prestige – est d'une force extraordinaire et s'impose le plus souvent à chacun de ses acteurs et aux volontés politiques d'orienter l'action de l'organisation dans un sens ou dans l'autre. La logique propre de l'institution agit comme une formidable force de rappel.

C'est ce que je résume aussi par l'expression : l'essentiel est aux cuisines. J'entends par là que pour agir vraiment il est souvent plus nécessaire de s'intéresser aux détails du mode de fonctionnement de l'institution (les cuisines) que de définir de grandes orientations (le salon). D'où l'importance que j'accorde à l'ingénierie institutionnelle : l'art de concevoir une machine institutionnelle dont la logique de fonctionnement aille dans la direction que l'on souhaite.

J'ai dans les années suivantes appliqué ces réflexions tout à la conception de notre fondation qu'à la gestion des affaires publiques.

 

Le Dimanche, enfin, est consacré à une réflexion sur la crise de l’action collective. Nous sommes héritiers de modèles figés de l’action collective – Etat, entreprises, armée, église, syndicats, partis politiques, associations -. Ces modèles et les formes de légitimité des décisions qui y sont associées sont-ils encore adaptés au moment où il faut envisager, à l’échelle de la planète, des mutations frontales qui ne peuvent s’opérer que par un aller et retour permanent entre diversité et unité ? Peut-on avoir recours à des modalités dites démocratiques, « une personne une voix », pour conduire une réflexion ou une action collective dés lors qu'il est facile de multiplier les voix en segmentant les institutions et qu'une majorité a plus de chances d’incarner le conformisme que le mouvement ? Je commence à explorer les voies alternatives qui se traduiront dix ans après par le concept d’alliance citoyenne.