Suite ... la démocratie en miettes

 

Le livre « La démocratie en miettes » est constitué de deux parties. La première est intitulée : « Le déphasage de la gouvernance actuelle et les ferments d’un renouveau ». J’y applique deux idées qui me sont chères : la théorie des décalages ; la dialectique de l’innovation concrète et de l’effort doctrinaire.

Théorie des décalages : la gouvernance actuelle est déphasée par rapport à la réalité technique, sociale, culturelle, écologique de nos sociétés, mais elle peine à se réformer. Nous continuons à penser la gouvernance dans les termes de la science politique des siècles passés et nous voulons gérer les sociétés avec des institutions héritées pour l’essentiel du 18ième siècle. Or, pour les raisons que j’avais déjà détaillées dans « L’Etat au cœur » en ce qui concerne l’Etat français, les stratégies de réforme de la gouvernance sont en général très pauvres soit parce que le système conceptuel qu’on veut mettre en œuvre reste inadéquat, soit parce que les élites politiques ne se donnent ni les moyens ni la continuité d’une véritable révolution de la gouvernance.

Dialectique de l’innovation concrète et du travail doctrinal ensuite : je montre que d’ores et déjà, les prémices d’une révolution de la gouvernance se manifestent partout dans le monde : émergence de nouvelles formes d’engagement social et civique en lieu et place d’un engagement politique en déclin ; nouveaux modèles de coopération entre la société civile et l’Etat ; reformulation des liens entre l’économique et le social ; amélioration pragmatique du fonctionnement de l’Etat ; pluralisme juridique ; redécouverte du rôle central des territoires locaux ; innovation radicale introduite par la construction de l’Union Européenne ; création de nouvelles régulations internationales de fait souvent à l’initiative de la société civile.

Dans la seconde partie, j’expose les principes généraux de la gouvernance et la manière dont ils peuvent se mettre en œuvre au 21ième siècle. J’ai classé les principes de gouvernance en six grands principes :


1. l’institution de la communauté, les fondements éthiques de la gouvernance, le contrat social


Je montre d’abord comment l’ampleur nouvelle des interdépendances entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère nous oblige à redécouvrir des vérités éternelles qu’on finit par oublier lorsqu’il s’agit de gérer de manière pourrait-on dire machinale des communautés humaines institutionnalisées depuis belle lurette. La gouvernance mondiale elle, implique la construction d’une communauté mondiale qui n’existe pas encore vraiment. Elle ne peut se construire comme beaucoup de communautés nationales sur une transcendance et des valeurs évidemment partagées et héritées de l’histoire. Cette communauté mondiale en construction doit être instituée. Elle ne peut reposer que sur le contrat et l’élaboration consciente d’un socle éthique partagé. Les contraintes imposées au nom de la gestion de la planète devront être jugées légitimes, conforme au bien commun, pour être acceptées. De ce fait on redécouvre que la fonction première de la gouvernance n’est pas de gérer des communautés instituées mais bien d’instituer des communautés. Dès lors, le fondement de la démocratie n’est pas de mettre en scène des modèles divergents de sociétés dans un débat politique qui s’apparente de plus en plus à un match de boxe, mais bel et bien de faire émerger entre tous des convergences qui justifient le « vivre ensemble ». Cette découverte ou redécouverte doit énormément à l’histoire de l’Assemblée Mondiale de Citoyens de 2001 (voir www.alliance21.org). Cette réflexion sur l’émergence d’une communauté mondiale conduit en fait à revisiter l’ensemble des échelles de gouvernance y compris l’échelle nationale la mieux établie, en prenant conscience que même ces communautés historiques ne sont pas instituées une fois pour toutes et que la référence vivante à des fondements éthiques communs est plus importante que jamais.

Au titre de ce premier principe est détaillée la différence, à mes yeux essentielle, entre légalité et légitimité. La légalité de la gouvernance exprime le fait qu’elle est exercée conformément à des règles écrites, celles d’une constitution ou, dans d’autres sociétés, selon des règles coutumières. L’idée fondatrice de la démocratie représentative est que dans ce cas, légalité est légitimité se confondent puisque le peuple choisit librement ses dirigeants et ses lois. Or, la légitimité est un concept subjectif mais fondamental. C’est la perception des citoyens qu’ils sont bien gouvernés. C’est, comme le dit Lipset, « la capacité du système politique d’engendrer et de maintenir la croyance que les institutions politiques existantes sont les plus appropriées pour la société ». Il n’y a pas de gouvernance sans soumission volontaire de chacun aux règles publiques qui ont été édictées et cette servitude volontaire implique que l’on estime que ces règles sont bonnes. Or, l’expérience historique montre que les mécanismes de la démocratie représentative ne permettent plus de conduire à une gouvernance légitime, ne serait-ce que parce que les échelles et les formes de l’action publiques ne sont plus adaptées aux besoins réels de la société. D’où la nécessité de repartir à la base, de caractériser la légitimité par un certain nombre de critères et de voir la manière de mettre en œuvre ces critères. Concrètement, j’en ai identifié cinq : répondre à un besoin ressenti par la communauté ; reposer sur des valeurs et des principes communs et reconnus ; être équitable ; être exercé efficacement par des gouvernants responsables et dignes de confiance ; respecter le principe de moindre contrainte.


2. Les relations entre niveaux de gouvernance : la subsidiarité active


« La démocratie en miettes » reprend et développe les idées déjà exposées dans « L’Etat au cœur » et résumées sous le terme : « subsidiarité active ». L’art de la gouvernance, c’est l’art de concilier au mieux unité et diversité, d’en faire un jeu à somme positive, gagnant gagnant, et non un jeu à somme nulle. La gouvernance sera d’autant plus légitime qu’on a pu apporter à la fois plus de diversité et plus d’unité, plus d’autonomie des acteurs et plus de cohérence de l’ensemble. En outre, aucun problème réel des sociétés d’aujourd’hui ne peut se gérer qu’à une seule échelle. C’est pourquoi le partage rigide des compétences entre les différentes échelles de gouvernance ne peut conduire à une action publique de qualité.

Ces deux idées se combinent dans le principe de subsidiarité active : il faut définir des règles concrètes d’exercice par différents niveaux de gouvernance d’une responsabilité partagée pour la prise en charge des problèmes et ces règles elles-mêmes doivent assurer le maximum de diversité et le maximum d’unité.

Je montre dans le livre comment les idées et les méthodes de la subsidiarité active se sont imposées progressivement à moi d’une part à travers un certain nombre d’expériences historiques de confrontation des succès et des échecs de la gouvernance pour un problème donné d’un continent à l’autre, l’exemple canonique étant celui de l’amélioration des quartiers pauvres des villes, et d’autre part en confrontant avec les réflexions menées sur des sujets voisins dans le monde de l’entreprise (voir le document : « Le dialogue des entreprises et du territoire ». Après avoir montré comment se met en œuvre le principe de subsidiarité active, je montre comment il transforme de proche en proche toute la vision de la gouvernance.


3. La relation entre action publique et marchés


Ce texte est un peu hétérogène aux autres et l’on ne peut pas parler à son propos de principe général de gouvernance. C’est plutôt les principes de gouvernance appliqués à un domaine particulier de la vie de la société : celui de la production et des échanges. A ce titre, le chapitre anticipe sur le futur ouvrage « Essai sur l’oeconomie » qui tente d’appliquer plus complètement l’ensemble des principes de gouvernance à la sphère de la production, de l’échange et de la consommation.

Ici, je me contente d’explorer une question limitée mais dont la portée politique est essentielle dans les débats de ces dernières années : le monde est-il une marchandise ? Peut-on étendre indéfiniment la sphère de la production et de l’échange marchand ? Quel est l’avenir des services publics et comment devrait-il être géré ?

Je pars du constat qu’au cours des dernières décades, les délimitations respectives de l’action publique d’un côté et du développement du secteur privé de l’autre sont devenues floues aussi bien dans la pratique que dans la théorie. Qu’est-ce qui doit relever du service public ? Quels sont les critères de sa définition ? Et comment les services publics doivent-ils être gérés, quels peuvent être les rôles respectifs des pouvoirs publics et du secteur privé dans cette gestion ? Face à l’offensive généralisée des néolibéraux prétendant que la gestion privée est plus efficace partout et toujours, y compris dans le champ de la santé, de l’éducation, des systèmes de transport ou de la défense, d’autres opposent les imperfections des marchés, la nécessité d’introduire des cohérences et des perspectives à long terme dont ( ?) se sont retirées les entreprises, la nécessité au nom de la dignité et de la justice d’assurer à chaque individu l’accès aux (incompris) essentiels, résumer dans les générations successives d’énoncer les droits de la personne humaine. L’Europe quant à elle commence à savoir combiner les traditions très différentes de ces Etats membres dans le domaine des services publics avec le concept de service d’intérêt général, reconnaissant que certains services échappent du champ des marchés tout en affirmant qu’une pluralité de modes de gestion de ces services est possible.

Dans ce chapitre, je propose une nouvelle clé de lecture, décalée par rapport à ses approches traditionnelles sans nier d’ailleurs à ces approches leur validité. Je cherche à montrer que le rôle du marché dans l’organisation de la production et des échanges doit différer selon la nature même des biens et services dont il est question indépendamment de leur destination. Pour prendre un exemple, une séance chez le coiffeur et une consultation chez le médecin sont des services de nature identique mais de destination différente. C’est en général en fonction de ces destinations qu’une société décide que le premier service est de nature privée et le second de nature plus publique. Si par contre, on adopte comme critère de lecture la nature des biens, on arrive à une classification en quatre catégories :

- les biens qui se détruisent en se partageant (deux premières catégories) dont l’exemple même sont les biens publics mondiaux ;

- les biens qui se divisent en se partageant mais sont par nature en quantité limitée, typiquement les ressources naturelles, l’eau, l’énergie fossile, les sols, etc. ;

- les biens et services qui se divisent en se partageant mais sont en quantité indéfinie parce qu’ils sont avant tout le fruit de l’ingéniosité humaine (troisième catégorie) ; typiquement les services aux personnes et aux entreprises, les biens industriels : ce sont ceux qui d’après moi relèvent le plus légitimement d’une économie de marché ;

- les biens, enfin, qui se multiplient en se partageant (quatrième catégorie) : typiquement la connaissance, les savoirs et les savoir-faire, l’information, etc.

Je montre qu’à chacune de ces catégories de biens correspondent des modalités légitimes de gestion de la production et de l’échange de natures différentes.


4. La gestion des relations entre acteurs : l’enjeu et la pratique du partenariat


Contrairement à une idée fréquemment reçue, on ne peut pas séparer une sphère publique dédiée à la production de biens communs et une sphère privée dédiée à la satisfaction de besoins personnels ou égoïstes. En réalité, le bien public, y compris les conditions fondamentales de la production, est une co-production des différents acteurs. Dès lors, il est indispensable de penser cette coopération et ce partenariat, d’en dégager les règles générales. C’est ce que je fais à partir de multiples exemples concrets. On retrouvera facilement dans ce chapitre la généralisation de ce que, dans « L’Etat au cœur », nous avions appelé avec André Talmant l’entrée de l’administration en intelligibilité, en dialogue et en projet.

Mais un partenariat entre acteurs suppose que ces acteurs existent. Ce n’est pas toujours le cas. Une approche de la coopération et du partenariat place donc en amont un préalable : l’institution des acteurs, notamment à travers la construction de réseaux internationaux socioprofessionnels organisés autour de l’idée de responsabilités.


5. Le territoire, brique de base de la gouvernance du 21ième siècle


Ce chapitre reprend des textes antérieurs. Déjà dans « Un territoire pour l’homme », j’avais exposé le paradoxe apparent de la situation actuelle où la globalisation de l’économie, la mobilité des facteurs de production, s’accompagne non d’une disparition des territoires et des échelons locaux de gouvernance mais au contraire l’augmentation de leur rôle. A partir de là, je développe l’idée qui m’est chère que le territoire, en particulier l’agglomération, est le seul niveau de gouvernance permettant de penser et de gérer la triple relation entre les individus, entre les sociétés, entre l’humanité et la biosphère. C’est en ce sens que je qualifie le territoire de brique de base de la gouvernance.

Dans les travaux de l’Alliance pour un Monde Responsable, Pluriel et Solidaire, cette idée s’est dégagée avec force en 1997 de la rencontre internationale de Jonquere au Québec, idée résumée dans la « Déclaration de Jonquere » (www.alliance21.org; chantier sur les territoires). Nous allons nécessairement, du fait de l’incapacité de nos systèmes actuels à gérer les équilibres entre l’humanité et la biosphère et entre la production et la redistribution, entre l’efficacité et la justice ou la solidarité, vers des sociétés à gestion « matricielle » où se combinent et s’équilibrent des filières de production organisées à l’échelle internationale, que l’on pourrait appeler les filières verticales, et des modes de gestion territoriaux des relations, que l’on pourrait appeler relations horizontales. Ces organigrammes matriciels sont déjà fréquents dans les grandes entreprises où il faut combiner les économies d’échelle liées à une organisation internationale et la nécessaire gestion des cohérences territoriales ou par secteur de produits.

Depuis 2001 j’avance même dans ce domaine une idée qui à mes yeux se confirme de jour en jour : à chaque époque de l’histoire émergent des « êtres vivants collectifs », des formes d’organisation particulièrement adaptées aux systèmes techniques et à l’état des sociétés. C’est ce que j’appelle aussi dans l’ouvrage sur l’oeconomie, les acteurs pivots : les acteurs qui, sans être nécessairement les plus puissants ou les plus nombreux, réorganisent l’ensemble du système à partir de leur logique. Sous cet angle, la très grande entreprise apparaît à l’évidence comme l’acteur pivot de la deuxième moitié du 20ième siècle, comme l’entreprise en général apparaît comme l’acteur pivot de la révolution industrielle qui a conduit à mobiliser simultanément capital, compétences scientifiques et techniques et main d’œuvre. Selon moi, les territoires seront les acteurs pivots de la seconde moitié du 21ième siècle.


6. La mise en œuvre des principes de gouvernance : quelques points de repère


Concevoir les institutions et leur mode de fonctionnement correspondant à la nature de la société et des problèmes posés et aux systèmes techniques disponibles m’apparaît depuis longtemps comme le cœur de l’art de la gouvernance. C’est un simple problème d’outils et de méthodes : on ne peut enfoncer une vis avec un marteau ou un clou avec un tournevis. On ne peut mettre en œuvre des orientations politiques si le mode de fonctionnement des institutions va au rebours de ces orientations. C’est ce que j’appelle l’ingénierie institutionnelle. L’idée était déjà fortement présente dans le livre « Mission Possible », en particulier dans le chapitre « Peut-on gouverner les machines institutionnelles ? ». C’est le fruit des réflexions que nous menions dès les années 1970 avec André Talmant et ce que je résume sous le slogan : «l’essentiel (incompris) ». C’est en analysant dans le détail le fonctionnement concret d’une administration à la base, en comprenant ce qui motive ses acteurs, le système de contraintes dans lequel ils sont plongés, l’idéologie de référence, les horizons temporels, les modes de gestion de l’argent, les cursus cachés qui déterminent la réalité du prestige ou de l’avancement que l’on peut commencer à comprendre comment fonctionnent ces énormes machines institutionnelles et quelles sont les logiques qui les régissent. C’est l’ignorance ou l’indifférence à ces mécanismes fondamentaux qui expliquent l’inanité de la plupart des réformes de l’administration qui se bornent à la surface, au changement d’organigrammes. Or, comme je l’ai exprimé fortement dans l’introduction de la version arabe de « L’Etat au cœur », l’action publique se caractérise dans ces domaines d’un gigantesque déficit historique d’investissements intellectuels. J’ai toujours considéré que le fonctionnement de la gouvernance était beaucoup plus complexe que celui d’une entreprise car les buts poursuivis sont multiples et les intérêts à gérer contradictoires tandis que l’entreprise peut se rattacher, en principe au moins, à un but plus limité de production sectorielle et de profit et à la confrontation d’un nombre limité d’intérêts, actionnaires, salariés, technostructures, fournisseurs et clients. Or, dans le cas du problème simple de l’entreprise, des milliards ont été investis depuis un siècle, depuis l’époque de l’organisation scientifique du travail, pour concevoir les modes de management efficaces au regard des objectifs poursuivis. Au contraire, dans le champ d’action public, les investissements ont été dramatiquement faibles, notamment en raison de la fiction selon laquelle ce qui compte, c’est la force de l’impulsion politique et que pour reprendre l’expression du Général De Gaulle, l’intendance n’a qu’à suivre. Belle illusion d’optique. C’est ce qui explique que lorsque les problèmes de management public, d’inadaptation du cloisonnement administratif à la nature des problèmes à résoudre s’est progressivement révélé à partir des années 1970, l’administration et le monde politique ne disposaient pas de systèmes de pensée et d’outils et de méthodes adaptés et a dû tenter d’utiliser sans grand recul les méthodes et outils développés pour les acteurs privés. Funeste confusion.

Dans ce chapitre consacré à la pratique de la gouvernance, je distingue donc trois grandes questions :

- celle de l’ingénierie institutionnelle,

- celle du cycle d’élaboration, de mise en œuvre, d’évaluation et de contrôle des politiques publiques,

- celle des rythmes de la gouvernance.

Reprenant également sur ces points ce qui avait déjà été exposé dans « L’Etat au cœur », je souligne le fait que lorsqu’il s’agit de faire face à une situation complexe et multi-acteurs, le moment essentiel en politique n’est pas celui d’un choix à faire entre des solutions toutes faisables mais correspondant à des options différentes de société. C’est pourtant ce que nous laissent croire la plupart des débats politiques. En réalité, plus une situation est complexe et plus l’élaboration par un ensemble d’acteurs de solutions satisfaisantes est laborieuse et cruciale. Dès lors, l’attention du politique doit se déplacer du moment de la décision à l’organisation même du processus d’élaboration de solutions satisfaisantes. Il est intéressant de voir, au moment des élections présidentielles de 2007 en France, Ségolène Royal trancher de ses compétiteurs en exposant très précisément cette idée.