1986 - 1985
Secrétaire général d’Usinor
Mon départ de l’administration fut d’autant plus facile que l’initiateur des accords sectoriels avec l’Algérie, René Loubert, qui avait été mon patron à la Direction des Affaires Economiques et Internationales, avait pris depuis 1984 la présidence du groupe sidérurgique Usinor et m’invitait avec une certaine insistance à le rejoindre. Ce qui me séduisait dans cette idée, c’était un peu le défi du destin. A Valenciennes, c’est en effet les débats autour de l’impact de la décision d’Usinor de fermer en 1998 les hauts fourneaux de Denain qui m’avaient valu d’être muté à Paris. J’avais, à cette époque, été profondément critique à l’égard de la société Usinor qui avait dissimulé à ses propres salariés et aux responsables de la région une stratégie de désengagement préparée depuis des années par le transfert des investissements sur le littoral de Dunkerque. Dès lors, comment réagirais-je à ce poste de secrétaire général qui m’était offert et qui englobait la question de l’impact social et territorial des restructurations ? Découvrirais-je des marges de manœuvre ? Serais-je en mesure d’adopter une démarche conforme aux convictions que je défendais ? La question me paraissait d’autant plus intéressante que la société Usinor se trouvait aujourd’hui nationalisée de facto, l’Etat ayant dû combler des dettes structurelles de la sidérurgie. En 1981, j’avoue avoir été sceptique sur la politique de nationalisation menée par le gouvernement de gauche qui me paraissait décalée par rapport à la réalité déjà évidente de la mondialisation de l’économie. Néanmoins, cette nationalisation une fois effectuée, il était important de voir si cela transformait en profondeur le type de rapport entre l’entreprise et son personnel, entre l’entreprise et les autres parties prenantes, comme on dirait aujourd’hui, en particulier les collectivités territoriales où elle était si lourdement implantée que le destin des collectivités locales dépendait largement de ses propres décisions.
Mon premier étonnement vint d’une conversation avec le directeur des ressources humaines, Lucien Pagès, qui était rattaché au secrétariat général. Je m’enquis auprès de lui de la prochaine réunion du club des directeurs des ressources humaines des entreprises nationalisées. Dans ma grande naïveté, il me semblait évident en effet que la création d’un tel club avait immédiatement suivi les nationalisations, précisément pour pouvoir penser de manière collective le changement de modes de relations avec les salariés et avec les parties prenantes du fait de la nationalisation. J’appris alors que ce club n’existait pas et que j’étais bien le premier à en avoir eu l’idée. Quoique déjà expérimenté j’avoue être tombé des nues : tant de polémiques, tant de débats politiques sur les nationalisations sans que quiconque se soit soucié de la modification qui en résultait des rapports entre capital et travail !
Ma seconde surprise a résulté de la comparaison entre ce que je connaissais bien, le fonctionnement de l’administration, et ce que je découvrais, la gestion de l’entreprise. Usinor, mais est-ce véritablement un cas particulier à une époque de concentration forte de l’appareil productif dans quelques grands oligopoles, résultait de la fusion au cours des décennies précédentes d’un très grand nombre d’entreprises sidérurgiques dont chacune avait ses traditions et son mode de fonctionnement. Je découvrais la faiblesse du management de ces entreprises trop vite grossies lorsqu’il ne s’agissait pas des grandes décisions techniques d’investissement. Par exemple, il n’existait pas dans l’entreprise de code des procédures comparables à ce dont nous disposions avec le code de l’urbanisme où était référencé l’ensemble des lois et règlements s’appliquant à ce domaine. A Usinor, chaque directeur fonctionnel émettait ses directives aux unités de production sans se soucier de la cohérence avec celles du passé ou avec les autres. L’élaboration d’un tel recueil des procédures fut l’une de mes initiatives.
Mon passage à Usinor fut de courte durée. Au printemps 2006 ( ?), les élections législatives ramenèrent la droite au pouvoir. Jacques Chirac mandata Jean Gandois pour procéder à un audit de l’état de la sidérurgie, bien nécessaire en vérité, car Usinor et Sacilor, les deux groupes sidérurgiques rivaux, non fusionnés par la gauche à la demande de l’industrie automobile qui souhaitait continuer à faire jouer la concurrence, ne cessaient malgré leurs pertes de faire des investissements en (incompris). Mais le procédé, une fois encore, a étonné ma naïveté : alors que notre entreprise était confrontée à des défis et des choix difficiles, Jean Gandois rencontrait les uns après les autres les directeurs généraux, sans consulter le président René Loubert, créant dans les faits une vacance de pouvoir légitime de l’entreprise. Je vis aussi, confirmant mon analyse de ce qui se passait pour la réforme de l’Etat, l’absurdité d’une valse des présidents au moment où il fallait conduite une mutation radicale, culturelle plus encore que technique, de l’entreprise. Ma tournée dans certaines usines m’avait convaincu de l’étendue du mal que j’avais constaté dans le Valenciennois. Une entreprise qui avait toujours attendu de la loyauté et de la discipline de la part de ses salariés se retrouvait nue quand il fallait inventer d’autres avenirs. L’esprit d’entreprise ou même d’initiative aurait été à développer. Cela demandait du temps et une volonté stratégique. L’un et l’autre manquaient. Ne restait plus que la mise à la retraite des salariés, par wagons entiers, aux frais de l’Etat bien entendu.
C’est donc avec un grand soulagement que j’ai entendu le nouveau président du groupe Usinor, Francis Maire, m’annoncer le lendemain de son arrivée et sans aucun dialogue entre nous « qu’il ne sentait pas bien la fonction et qu’il me remettait à la disposition de mon administration ».
Cette expérience professionnelle pour courte et insatisfaisante qu’elle ait été m’a été d’un grand secours pour la suite de ma vie professionnelle. Même si à beaucoup d’égards, Usinor, par sa dépendance aux financements publics, était plus proche d’une administration économique que d’une entreprise proprement dite, elle m’a permis de saisir un certain nombre d’analogies profondes entre la gouvernance de toutes les grandes organisations. Elle m’a permis aussi de confirmer le sentiment qui s’était imposé à moi au fil des années : la conduite de mutations systémiques exige une vision d’ensemble, un leadership fort et une grande continuité de l’action dans le temps.